Une aire de passage verra le jour à Avully, une première dans le canton, après vingt ans de sollicitations. Mais les communautés concernées restent à l’étroit au bout du lac. Chloé Dethurens Environ 3000 Suisses issus de la communauté des gens du voyage se déplacent chaque année sur les routes du pays. Or, à Genève, ceux-ci ne disposent d’aucune aire d’accueil pour stationner temporairement, contrairement à beaucoup d’autres cantons. Un projet devrait toutefois voir le jour du côté d’Avully, en Champagne.
Tribune de Genève, Chloé Dethurens
Un ancien site chimique proche du Rhône devrait accueillir un
espace dévolu aux communautés suisses. Mais malgré cette avancée,
celles-ci restent à l’étroit dans le canton, selon leurs représentants.
Cela fait une vingtaine d’années que des voix s’élèvent pour créer une
aire de passage pour les gens du voyage à Genève. N’existet-il pas déjà
un site à la Bécassière, à Versoix? Pas vraiment. Celui-ci est destiné
aux forains et aux gens du voyage sédentarisés, notamment pour permettre la scolarisation des enfants et l’obtention d’une adresse fixe.
Mais même si son affectation était différente, le site affiche complet, et ne pourrait donc pas accueillir de caravanes supplémentaires, même
temporairement. «On passe tout droit» Ce qui est demandé, c’est une
halte destinée aux familles itinérantes suisses. Car aujourd’hui,
celles-ci, qui se déplacent souvent par convois d’une vingtaine de
caravanes, n’ont aucun endroit où s’arrêter à Genève. «Nous n’avons pas
de possibilité d’y stopper, nous passons tout droit, nous ne nous y
arrêtons pas ou alors de manière sauvage, explique Albert Barras,
porte-parole de la communauté yéniche romande. Mais c’est quasi
impossible.
Les caméras de l’autoroute nous filment, les
autorités sont alertées de notre arrivée. On a à peine le temps de se
poser. La dernière fois où on l’a fait, on a tenu deux nuits. Les
policiers sont arrivés avec quatre fourgons. On s’est brusquement fait
chasser.»
La police genevoise, elle, indique qu’aucune situation de la sorte ne s’est récemment produite et qu’aucune amende n’a été
délivrée. Or, cette impossibilité de s’arrêter sur territoire genevois a des conséquences pour cette population, souvent active dans le
recyclage, la brocante, l’affûtage, la vannerie ou encore la
peinturerénovation. «Ce n’est pas pratique lorsque nous avons un
rendez-vous professionnel dans la région, poursuit Albert Barras. On se
retrouve à faire davantage de trajets et cela se répercute sur notre
salaire. Aucune Commune ne veut donner son accord.
Si rien ne
bouge, un beau jour, on sera obligé d’occuper un parking.» C’est ce que
déplore également May Bittel, pasteur et représentant des gens du voyage auprès du Conseil de l’Europe. «On ne peut compter que sur l’accord à
l’amiable d’un paysan. Si on s’installe sur un parking sans
autorisation, la police arrive aussitôt. Les préjugés, l’image de
voleurs de poules, sont encore très présents.»
Renoncer à la vie nomade La fondation Assurer l’avenir des gens du voyage, qui a réalisé
une enquête sur les aires d’accueil en 2021, fait le même constat. Dès
que commence la période d’itinérance, du printemps à l’automne, la
recherche d’espaces est compliquée. «Il n’y a pas assez d’aires
disponibles pour pouvoir mener un mode de vie traditionnel», relève le
rapport de la fondation. Le problème se pose aussi en hiver: au vu du
manque de places, certains se retrouvent contre leur gré dans une
caravane ou dans un appartement. Face à cette lacune, beaucoup de
nomades se retrouvent sous la contrainte de devoir vivre de manière
sédentaire, notamment les jeunes, dont beaucoup souhaiteraient pourtant
perpétuer la tradition.
Selon la fondation, il faudrait
cinquante aires de passage supplémentaires en Suisse, accessibles et
proches d’agglomérations, pour que les gens du voyage puissent être à
proximité de leurs clients. Des lieux de dix à vingt places, où l’on
peut rester un mois environ (le plus courant) durant la belle saison,
pour environ 10 à 15 francs par jour, avec eau, électricité et
sanitaires. À Genève, la fondation estime qu’il faudrait deux aires de
ce type, à réaliser «au plus vite». L’État a inscrit ce besoin dans son
plan directeur cantonal en 2013. Après plusieurs campagnes de recherche
entre 2011 et 2018, infructueuses, il a finalement identifié un site.
L’aire prévue est située dans la commune d’Avully, vis-àvis de La
Plaine. Un ancien site industriel d’environ 20’000 mètres carrés,
racheté par l’État il y a quelques armées et récemment désaffecté. «Le
Canton a trois intentions sur ce site, résume Eric Zellweger, directeur
de la Planification cantonale. Créer une aire de passage, sur 5000
mètres carrés minimum, accueillir une plateforme logistique pour les
besoins de l’Office cantonal de la protection de la population et des
affaires militaires, et renaturer les berges du Rhône.» Les études de
faisabilité sont en train d’être lancées, mais le processus pourrait
prendre du temps: un déclassement de ce site, actuellement en zone
agricole, sera nécessaire.
Qu’en dit la Commune, qui a été
informée du projet? La Mairie ne commente pas pour l’instant, étant
donné qu’elle rencontrera dans le courant du mois des interlocuteurs
cantonaux. En Suisse, les indicateurs sont toutefois au beau fixe: selon un rapport de l’Office fédéral de la statistique de 2019, 60% de la
population se dit favorable à l’installation d’une aire d’accueil pour
gens du voyage suisses. Sans surprise, ce taux baisse lorsque le site
est prévu dans la commune de la personne interrogée. Terrain difficile à trouver Comment l’identification d’une simple aire a pu prendre autant
de temps? Les recherches se sont avérées compliquées: il a en effet
fallu une dizaine d’années d’efforts pour localiser le site, qui devait
prendre en compte plusieurs critères. Être situé à proximité de la ville et des transports en commun, mais aussi ne pas subir de nuisances qui
empêcheraient d’y accueillir de l’habitat.
Si cette aire
représente une avancée, les gens du voyage restent encore à l’étroit à
Genève, estiment leurs représentants. Le terrain de la Bécassière (le
plus grand lieu de séjour permanent de Suisse) devrait être adapté,
selon eux. Il serait devenu trop petit, nous dit-on, pour accueillir les enfants des premiers locataires, voire les enfants de leurs enfants.
Sur place, on constate en effet que les bungalows, caravanes et
mobile-homes occupent tous les emplacements. «Nous les avions déjà
prévenus à l’époque de l’installation, relève Alain Bergdorf, forain,
qui estime que la situation devient «limite» sur place.
Un
nouveau règlement est en cours d’élaboration, notamment pour statuer sur la légalité des constructions mobiles sur plusieurs étages qu’ont
aménagé certains locataires pour loger leurs familles. Mais l’État ne
prévoit pas d’agrandir cette aire: il n’y a plus de place aux alentours. Ce n’est pas tout: pour la fondation Assurer l’avenir des gens du
voyage, la communauté a besoin d’une deuxième aire de passage pour les
Suisses, mais aussi d’une aire de transit, destinée aux Roms étrangers,
entre Genève et Lausanne. Celle-ci est prévue mais les discussions n’ont pas encore été lancées. «La protection des minorités n’est pas quelque
chose d’abstrait, rappelle Simon Rôthlisberger, secrétaire général.
Les cantons et les communes ont des obligations. Ils ont le pouvoir
d’agir. Lors de décisions concrètes concernant l’utilisation d’un
terrain, ils peuvent se prononcer en faveur d’une utilisation par des
Yéniches et Sintés itinérants. Il ne s’agit pas de garer des caravanes
et des voitures. Il s’agit de personnes qui vivent sur ces aires.»
Deux «familles» distinctes
Les gens du voyage suisses proviennent de
deux communautés distinctes: les Yéniches, issus de populations
originaires de l’Europe, parlent un dérivé de l’allemand. Moins de 10%
de leurs 15’000 membres sont encore itinérants. Les Sintés, 3000 en
Suisse, parlent le sinté-manouche. Ces populations sont des minorités
protégées par plusieurs textes: la nécessité de la création d’aires
d’accueil a été actée dans un arrêt du Tribunal fédéral en 2003. Une
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme indique que la vie en caravane est un «élément central de l’identité des gens du
voyage».
Selon la loi sur l’aménagement du territoire, «les
autorités sont tenues de prendre en compte les aires d’accueil pour les
gens du voyage dans les plans directeurs et d’affectation», rappelle
l’enquête de leur fondation. CDS Genève est pauvre en aires d'accueil
pour les gens du voyage.